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À Manille, les plus pauvres vivent dans un cimetière


REPORTAGE - Plus d'un tiers des Philippins vivent en dessous du seuil de pauvreté. Les plus abandonnés adossent leur malheur aux sépultures. 



Ce sont les «feux follets du cimetière». Un joli nom pour une hideuse réalité: des gamins crasseux qui surgissent du dédale des tombes empilées comme des conteneurs et galopent dans les immondices.
À Navotas, une des villes satellites constituant la flaque urbaine de Manille, six cents familles ont trouvé refuge dans le cimetière municipal et s'entassent dans des baraques brinquebalantes adossées aux sépultures. L'expansion économique relativement solide des Philippines est rognée par l'une des plus fortes croissances démographiques de la planète (2,3%): plus d'un tiers des 94 millions d'habitants se retrouvent sous le seuil de pauvreté. Et les plus démunis cohabitent avec les morts.

Caveau aménagé

Ainsi va la vie dans ce cimetière des faubourgs nord de la capitale, qui sentent la saumure de poisson et la pâte de crevette: les diseuses de prières viennent le lundi allumer des cierges et égrainer leur chapelet au milieu des cris d'enfants, de la musique, du linge qui sèche entre les croix et des braseros sur lesquels mijotent les maigres ragoûts. Les «feux follets» de Navotas deviendront des hoodlum, des gangsters au couteau facile. En attendant, ils écrasent les cafards. «Sur les grands, la mort craque, sur les petits, elle reste muette», s'amuse Emmanuel, 8 ans, qui trimbale par la patte un chaton famélique entre la vie et la mort. Ils tentent de faire décoller des petits cerfs-volants en sautant de tombe en tombe, et jouent au kara y kruz, «pile ou face», avec des pièces de 1 peso, à l'ombre d'une madone qui lève les yeux au ciel.
Ceux qui se sont déjà taillé une place dans un gang, les cheveux pris en masse dans une pâte décolorante, s'esclaffent devant des clips idiots au fond d'un caveau aménagé en salle de juke-box. Ou friment autour d'un billard dont les pieds sont calés sur des plaques mortuaires. Au bout d'une allée, un maigrichon en haillons extirpe un crâne d'une boue nauséabonde. Fier de sa trouvaille, qu'il fiche au bout d'un bambou, il court après les filles pour les effrayer. «Il se prend pour un multo», rigole Emmanuel, le tueur de cafards. Un fantôme issu du folklore philippin censé hanter le monde des vivants pour se venger. «Tous les cinq ans, les corps sont extraits des tombes faute d'espace», explique Adelina Santos, jeune mère de quatre enfants, qui tient la «tombe épicerie» ravitaillant les résidents. Les enfants sont devenus incollables sur le squelette humain.

«Nous n'avons rien à dire, rien à montrer»

Arpenter les allées du cimetière-bidonville est une plongée au cœur de la misère la plus absolue. La «cour des miracles» vaque à ses obsessions. Un pauvre hère aux dents déchaussées réclame une cigarette. Les pieds nus et la robe déchirée, une jeune fille ivre de gin titube, emportée par son ventre rond d'une grossesse avancée. Torse nu, un homme serre amoureusement son coq de combat contre sa poitrine en attendant une gloire impossible. Un borgne répète en boucle qu'«ici, on allaite et on s'aime debout, adossés aux pierres tombales», puis rit à gorge déployée. Au fond d'une alvéole en attente d'un cercueil, un enfant à la tête grise et aux yeux hébétés gonfle de son souffle le sac en plastique qu'il tient contre sa bouche, avant d'aspirer l'air, chargé du solvant industriel vendu pour décaper les sols.
À Navotas, les histoires se chevauchent. Les larcins au marché aux poissons, le solvant, les passes pour se payer ses cahiers et ses livres de classe. Les fils morts poignardés dans des rixes, les filles engrossées. Et un avenir qu'on n'ose même plus envisager.

Femmes vampires

Dans le baldaquin de pierre abritant un certain Perez, mort en 2007, «avec le fantôme duquel elle s'est accommodée», Charita Agda, 62 ans, se désole: «Nous n'avons rien, rien à dire, rien à montrer.» Elle tente de réveiller du pied une masse inerte, son mari, Roberto. Il finit par émerger. Les yeux mi-clos, il se ressert une rasade de rhum trouble. «J'attends que Dieu me rappelle à lui», grogne-t-il, avant de se rendormir.
«La nuit, tout devient si étrange», raconte Charita la superstitieuse, qui parvient difficilement à gagner 150 pesos par jour en vendant du poisson. Mais l'écoute attentive de chaque bruit confond la peur, assure-t-elle. Il y a les hurlements des fantômes, les lourds battements d'ailes des aswang, ces femmes vampires et sorcières à la fois, les crissements des mananangal, ces mangeuses de fœtus qui éviscèrent leurs victimes. Dans ce pays où l'imaginaire vagabonde facilement, les histoires les plus effrayantes courent d'une cabane à l'autre. Et tous serrent dans leur poing un sel salvateur, censé provoquer de graves brûlures chez ces êtres maléfiques que ces misérables s'imaginent condamnés à côtoyer au quotidien.
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Par Florence Compain
SOURCE: www.lefigaro.fr